Dans Il Trovatore (1967), Giorgio de Chirico donne corps à l’un de ses motifs les plus énigmatiques — le mannequin métaphysique — dans une variation rare rehaussée à la main, qui confère à cette lithographie un caractère absolument unique au sein de la série. Loin d’être un simple procédé décoratif, cette mise en couleur personnelle réinsuffle à la figure un souffle pictural singulier, prolongeant la tension fondamentale entre le vivant et l’inanimé qui traverse toute l’œuvre de Chirico. Le mannequin ici n’est pas, comme on l’a souvent cru, une invention littéraire ou allégorique : il naît d’une recherche formelle propre, d’un dialogue inlassable avec les simulacres de la figure humaine — statues antiques, ombres portées, doubles muets et marionnettes vidées de volonté. Contrairement au mannequin réaliste des vitrines modernes ou à l’homme-machine exalté par les futuristes, le mannequin métaphysique chez Chirico est une forme suspendue, une présence absente, où l’être humain n’est jamais saisi dans son élan, mais figé dans une durée immobile, entre mémoire et silence. La main de l’artiste, en colorant cette pièce, ne vient pas humaniser la figure, mais accentuer son étrangeté : elle l’isole encore davantage, la détache du flux reproductible de la série lithographique, comme un rêve soudain coloré au cœur d’un monde figé. Ainsi, Il Trovatore n’est plus seulement une variation d’atelier : il devient le lieu d’une apparition unique, où le théâtre mental de Chirico trouve, dans cette figure solitaire et hantée, une condensation de son univers métaphysique.